Comment la gauche a raté Colonna
L'assassin présumé du préfet Erignac a bénéficié, pendant sa cavale, du manque de volonté du gouvernement Jospin et des loupés de grands flics. A fond dans l'enquête, Sarkozy, lui, a profité d'une balance.

Ivan Colonna en cavale, Lionel Jospin en cagoule ? Pour Nicolas Sarkozy, cela ne fait aucun doute. Quatre années durant, «la gauche a failli». Elle ne s'est pas donné les moyens d'arrêter le tueur présumé du préfet Claude Erignac, assassiné à Ajaccio le 6 février 1998. Pour le moment, les accusations du ministre de l'Intérieur sont distillées à ses visiteurs. Elles pourraient devenir publiques si la gauche lui cherchait des poux dans sa gestion du dossier corse. L'actuel hôte de Beauvau est formel : au temps de ses prédécesseurs, «il n'y avait pas de volonté, tous ces mecs sont complices, ils ont laissé faire». Pour preuve, il confie encore qu'à son arrivée au ministère «il n'y avait rien (dans le dossier Colonna, ndlr). Pas même ses empreintes digitales». Un de ses principaux collaborateurs est encore plus accusateur : «L'enquête n'a pas été conduite. Il y a eu une suite de résignations.» «Une forme de laxisme et de sous-estimation du problème», dit pour sa part l'actuel directeur général de la police nationale (DGPN), Michel Gaudin, aux auteurs de l'Enquête sabotée, Christophe Deloire et Christophe Dubois (1). Un autre policier, haut gradé et parfait connaisseur du dossier, ose même évoquer, sans en apporter la preuve, «une complicité entre le pouvoir de gauche et la famille» du fuyard. Bigre : il y aurait donc une affaire d'Etat dans l'affaire policière. Le fuyard le plus recherché de France aurait été, en fait, le fugitif le plus protégé du maquis. Comment expliquer autrement que la droite ait réussi en un an là où la gauche a échoué en quatre ?

Il est un peu plus de 20 heures, ce 4 juillet 2003. «C'est Lionel.» Daniel Vaillant est attendu par des amis dans un restaurant du quartier Rivoli, à Paris. Comme la France entière, l'ancien ministre de l'Intérieur vient d'apprendre par les ondes l'arrestation d'Yvan Colonna. De la patience des hommes du Raid, de la bergerie-repaire, de la dégaine hirsute et barbue de l'«ennemi public numéro un», Nicolas Sarkozy, son successeur à Beauvau, a déjà tout raconté. Au fond de lui, Daniel Vaillant est «soulagé». Son téléphone portable sonne. «C'est Lionel.» Jospin veut savoir. L'ancien Premier ministre cherche à comprendre pourquoi l'arrestation a eu lieu maintenant, à quarante-huit heures d'un référendum décisif pour l'avenir institutionnel de la Corse. Il ne peut, ni ne veut réagir, alors il suggère un argumentaire. C'est «l'ami Daniel» qui dira pour lui. Notamment que «ce n'est pas Nicolas Sarkozy qui a arrêté Colonna. Ce sont les policiers sous l'autorité des juges antiterroristes».

«J'ai cru que c'était bon»

Des occasions de «coffrer» Colonna, la gauche en a eu. Et de belles. «Colonna arrêté, Jospin était au second tour, se surprend à rêver un de ses anciens collaborateurs. On savait l'enjeu capital, y compris du point de vue électoral. Nous avons vraiment tout fait.» A quelques semaines du premier tour de la présidentielle, la gendarmerie ­ alors dirigée par Pierre Steinmetz, actuel directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin ­ vient proposer une opération exceptionnelle à Daniel Vaillant. Des avions spécialement équipés survoleraient le maquis pour repérer toute présence dans les paillotes et bergeries et préviendraient des équipes au sol prêtes à intervenir. Au dernier moment, l'idée fut abandonnée : la technologie, aussi pointue fut-elle, n'était pas assez fiable. Daniel Vaillant avoue «y avoir cru» et assure que «tout a été tenté, jusqu'au bout». Même les services secrets ont apporté leur concours à la quête de Colonna. Au Costa Rica, les agents de la DST sont mis sur la piste... d'un vague sosie. Plus sérieusement, sur la foi d'un renseignement, les enquêteurs ont été guidés vers la Sardaigne : le berger de Cargèse devait quitter, dans la nuit du 5 au 6 février 2002, l'île italienne pour la Corse. Une vedette rapide des douanes fut affrétée, une équipe de télévision mise au parfum mais, sur le bateau arraisonné, point de Colonna.

Pas plus qu'il ne se trouvait, dans la nuit du 2 avril 2001, dans la bergerie de Vico (Corse-du-Sud), au lieu-dit San Martino lorsque les hommes de l'Office central de répression du banditisme (l'ex-antigang) la prennent d'assaut. C'est Roger Marion, alors numéro deux de la police judiciaire, qui les a mis sur le coup. Les enquêteurs sont conduits depuis le Val-de-Marne ­ département d'où une lettre signée Yvan Colonna, «patriote recherché», et adressée à l'hebdomadaire nationaliste U Ribombu, a été postée le 19 décembre 2000 ­ jusqu'au maquis. Juste avant que les policiers n'interviennent, Daniel Vaillant est réveillé par son directeur de la police nationale, déjà en poste sous Chevènement, Patrice Bergougnoux. «J'ai cru que c'était bon», confie rétrospectivement l'ancien ministre. Mais Yvan Colonna a déjà mis les bouts. L'antigang trouvera des traces de son passage, un fusil de type Ruger, des munitions et des explosifs à usage agricole.

Cette fois-là comme beaucoup d'autres, il y a eu «un problème de méthode et d'hommes». Tous les conseillers chargés de la Corse aux cabinets de Jean-Pierre Chevènement, Daniel Vaillant et Lionel Jospin le reconnaissent volontiers. «Nous, on ne rentrait pas dans l'enquête. On laissait faire les policiers et les juges. Sarko, il fait à la place. La séparation des pouvoirs, il s'en fout», confie une éminence grise de la jospinie. Un autre concède : «Notre dispositif n'a pas fonctionné correctement. Et nos hommes clés n'étaient pas les bons.»

Huis clos et bon plaisir

Des aveux, signes d'une incroyable faiblesse du pouvoir politique, d'une incapacité des ministres à dicter leur loi aux responsables administratifs. Les «hom mes clés» en question sont deux : Patrice Bergougnoux et Roger Marion (2). Le premier, directeur général de la police nationale, est l'interface entre les responsables gouvernementaux et les flics. Actuellement préfet du Val-de-Marne, il est CRS de formation et a longtemps été militant à la Fasp, syndicat de gauche. Le second, aujourd'hui préfet chargé de la sécurité à Marseille, a été successivement patron de l'antiterrorisme, puis numéro deux de la police judiciaire. Il jouit d'une réputation double : très bon flic (il a démantelé le réseau islamiste des attentats de 1995), mais en même temps perso, colérique et hâbleur.

Bergougnoux et Marion sont liés par un pacte complexe. Le directeur de la police a besoin de résultats : qui d'autre que le meilleur flic de France peut les lui apporter ? Marion, lui, cherche à obtenir la confiance du pouvoir : qui mieux que le directeur de la police nationale peut la lui assurer ? Dès lors, ils travaillent en huis clos, disposent de tous les moyens, concentrent toutes les informations, déclenchent toutes les recherches autour d'Yvan Colonna et informent, selon leur bon plaisir, les ministres.

Ni Chevènement, ni Vaillant, ni Jospin n'y trouvent à redire. Ils font confiance. Et, pourtant, ils disposent depuis novembre 1999 d'une enquête parlementaire sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse. Et comme le résume parfaitement le président de l'Assemblée nationale de l'époque, Raymond Forni : «C'est le bordel !» C'est le «bordel» chez les juges, chez les policiers, et entre les juges et les policiers. Un «bordel» que laisse perdurer, par mansuétude et par faiblesse, la gauche. Il lui éclate à la figure, dès le début de la cavale d'Yvan Colonna. Le suspect échappe aux enquêteurs alors que son nom est cité, sur procès-verbal en date du 22 mai 1999, par l'épouse d'un de ses complices supposés. En charge de l'enquête, Roger Marion ne percute pas. Il ne donne pas l'ordre immédiatement à son second, Jean-François Lelièvre, alors en Corse, d'aller «serrer» Colonna. Le présumé tueur de préfet bénéficiera de vingt-quatre heures de tranquillité, largement le temps de tenir une mini-conférence de presse et de prendre la tangente.

Le plus fin limier de France incapable de saisir la situation ? Il est aveuglé par sa propre réussite, expliquent plusieurs de ses anciens collègues. «Il souffre du syndrome Paris-Match, dit l'un d'eux. Il sait qu'il va faire les gros titres (de la presse, ndlr) pour avoir mis au trou le commando Erignac (cinq hommes, ndlr). Il savoure sa victoire et ne voit pas qu'un élément essentiel du puzzle manque. Il est déjà en train de sabler le champagne alors qu'on est toujours dans la soute.» Comme l'écrit diplomatiquement le juge antiterroriste Gilbert Thiel dans son ouvrage Ne réveillez pas un juge qui dort (3) : «Il s'agissait à mon sens d'un loupé, d'un défaut d'évaluation de la situation au moment des premières interpellations.» Autre «loupé» : l'absence de communication claire sur le cas Jean-Hugues Colonna. Le père du berger de Cargèse est ancien conseiller de deux ministres de l'Intérieur (Pierre Joxe et Philippe Marchand) et député. Sa connivence politique avec le gouvernement Jospin ne fait aucun doute. Pour autant, il ne semble pas avoir usé de son CV pour protéger son fils. La faute de Jospin, chantre de la transparence, est de ne pas l'avoir fait savoir clairement.

«GRB, groupe de recherche du berger»

En «décentralisant» le «meilleur flic de France» (l'expression est signée Chevènement) à Marseille et son acolyte Bergougnoux en banlieue parisienne, Sarkozy avoue avoir «fait le ménage». Pour imposer ses hommes et sa méthode. C'est son bras droit et directeur de cabinet, Claude Guéant, qui a coordonné l'enquête alors que ses prédécesseurs étaient simplement «avertis» par le DGPN. Chaque semaine, il a réuni, dans son bureau, le «GRB, le groupe de recherche du berger», une poignée d'hommes tenus au secret. En vertu du principe qu'«on ne peut pas tout tout seul», chacun est invité à délivrer aux autres ses informations. De temps à autre, le ministre lui-même se mêle de la partie. «On sent alors une vraie conduite d'enquête», assure un des participants qui a connu les deux époques.

Ce changement de méthode aura surtout eu pour vertu de provoquer la chance. Car, contrairement à ce qu'a prétendu Nicolas Sarkozy, ce n'est pas le déploiement de moyens inédits pour quadriller les deux cents bergeries de Corse, qui aura permis d'arrêter le fuyard. «Un bluff destiné à enfumer l'opinion», selon un policier parfait connaisseur du dossier et du terrain. Colonna a été arrêté parce qu'il a été donné. Autour du 1er avril 2003, un policier spécialiste de la Corse est contacté par un militant nationaliste. Il ne sait pas où précisément se terre le berger de Cargèse. Mais il connaît certains intermédiaires entre le fuyard et sa famille, des livreurs de paquets, des porteurs de renseignements. Pour une histoire de coeur, le «natio» balance. Quinze jours plus tard, recevant à sa table, place Beauvau, un groupe de journalistes, Nicolas Sarkozy peut alors apparaître «plus certain que jamais» de la prochaine arrestation d'Yvan Colonna. Dix semaines plus tard, c'est chose faite. La droite a su saisir la chance que la gauche ne s'est même pas offerte.

(1) Ed. Albin Michel (2003).
(2) Contactés, l'un et l'autre n'ont pas donné suite.
(3) Ed. Fayard (2002).