Les
premieres heures d'Eve
Le samedi
1er mai fut donc une longue journee, qui commenca tot, Severine se levant
dans le noir, je lui lance une pique (tu ne peux pas te recoucher?),
j'avais l'impression qu'elle deplacait le berceau, pensant peut etre
qu'il n'etait pas a la bonne place. Mais non, elle s'inquietait car
elle saignait beaucoup, et voulait verifier dans la documentation officielle
si c'etait normal, mais ne voulait pas allumer la lumiere de peur de
me reveiller! Bref, les contractions ayant commence, nous nous dirigeons
tranquillement vers l'hopital, nous disant que 1, on nous attendait
pour declencher Severine, et 2, Severine avait deja ses contractions.
Douche froide quand la nurse de garde, en fin de garde donc, nous annonce
qu'il n'y a pas de place, que nous ne sommes pas prevus, et qu'il fallait
appeler avant de toutes facons. Je m'interroge: comment se fait-il que
le tableau indique une Severine D., avec le Dr Lofquist, prevue pour
le 1er mai? C'est quelqu'un d'autre, me repond l'infirmiere. Je doute
serieusement, pousse un peu, en attendant on nous accepte dans la salle
de triage. Le quiproquo s'eclaircit finalement, quand apres avoir tente
de rentrer trois fois Severine Darbois dans l'ordinateur, avec trois
orthographes differentes, la nurse a rentre le numero de secu social,
et la tout est devenu plus simple. Le Dr Lofquist, qui s'est occupe
de Severine depuis le debut, passe peu de temps apres. Recommendation:
beaucoup marcher. Nous voila donc dans les couloirs de l'hopital, passant
et repassant devant la nursery ou toutes les petites crevettes dormaient
tranquillement, emmaillotees dans leurs serviettes facon burrito, avec
le meme petit bonnet sur la tete. Le tout est insonorise, et verrouille.
La securite est maximum pour eviter les vols d'enfant. Nous marchons,
donc, et toutes les femmes qui viennent d'accoucher, ou qui passent,
nous demandent si Severine vient d'accoucher - en effet, meme a neuf
mois de grossesse, Severine a un ventre modele reduit. La matinee passe
finalement assez vite; en fin de matinee, nous sommes finalement aiguiller
vers la salle de travail. Grand confort: la piece est grande, avec tele,
chaine hi fi, salle de bain privee, comprenant une baignoire avec jets
pulsant et douche; un grand fauteuil confortable, un rocking chair,
un lit qui bouge dans tous les sens (du moins au debut, car en fin de
journee il n'etait plus possible de le baisser); au sol, du parquet
survitrifie. Severine commence a avoir vraiment mal, mais des qu'elle
s'allonge, la frequence et l'intensite des contractions diminuent. Vers
14 heures, la gyneco decide d'accelerer les choses: elle rompt la poche
des eaux et prepare le goutte a goutte du truc qui declenche. Les choses
serieuses commencent, Severine a rapidement de plus en plus mal. Je
me sens totalement desarme devant sa douleur, ca a l'air d'etre reellement
intense, et de plus l'infirmiere qui s'occupe de nous semble avoir beaucoup
plus d'effet pour faciliter les contractions que moi. Je me sens juste
pataud, et un peu en trop… finalement, apres deux heures d'attente,
l'anesthesiste arrive - il devait arriver une heure plus tot, mais etait
retenu par une autre peri, puis par une urgence. Nous nous eclipsons,
pour ne pas deranger l'anesthesiste. Les parents de Severine se sentent
mal a l'aise de rester de toutes facons, et se disent qu'ils n'auraient
pas aimer avoir la famille autour d'eux pendant ces moments un peu critiques.
Je profite de la pose de la peridurale pour dormir un peu dans la salle
d'attente reservee pour les familles (grande tele, moquette epaisse,
canapes confortables, fleurs fraiches). En revenant voir Severine, tout
a change: elle est tranquillement assise dans son lit, detendue, et
nous regardons, amuses, les courbes des contractions s'imprimer sur
le moniteur. L'attente reprend. Nous allumons la tele, discutons, lisons
le journal; il faut tuer le temps, pendant ce temps, une nouvelle infirmiere,
moins sympathique que la precedente, s'affaire autour de Severine: elle
verifie regulierement le niveau de l'anesthesie, avec une petite baguette,
augmente progressivement le liquide a contractions. Bref, les choses
progressent doucement. Enfin, vers 19h30, on nous annonce que c'est
pour bientot, Severine va commencer a pousser dans une demi heure. Quand
la gyneco revient a 20h, il est temps: Severine se prepare, on nous
explique ce qu'il faut faire, les parents peuvent-ils rester? Mais bien
sur, il n'y a pas de probleme, tout cela tres simplement et tres naturellement.
Et Severine commence a pousser. Je lui tiens une jambe, pour l'aider
a tenir; Martine arrive bientot pour tenir l'autre jambe. Elle m'avoue
apres avoir eu peur en voyant les battements de coeur du bebe baisser
brutalement a 60 pendant les contractions, et se trouver en situation
tres inconfortable (ne rien pouvoir dire), mais tout se passe dans le
calme. Apres 20 minutes d'effort, j'apercois le haut du crane; il reste
encore un bon bout de chemin, je me dis que ca ne passera jamais. On
se retrouve brutalement devant un evenement brut, totalement naturel,
ce qui est si etrange a notre epoque bien aseptisee, ou finalement tout
se passe dans des conditions controlees, policees. Le sentiment est
tres etrange et tout est fascinant. Et puis tout arrive tres vite. Pendant
une contraction, la gyneco fait l'epizio (?); je detourne la tete, je
veux pas voir Severine se faire charcuter. Et sans meme le savoir, Eve
est sortie; le cordon ombilical me fait une sale impression, tout bleu
et visqueux. Je ne crois pas que j'aurais pu le couper moi-meme. On
ne m'a meme pas propose: au moment de la rupture de la poche des eaux,
le Dr Lofquist nous avait bien dit que comme il y avait pas mal de cochonneries,
on se depecherait d'intuber le bebe, et que donc il ne crierait pas
tout de suite, mais c'est tout a fait normal, precise-t-elle pour nous
rassurer. Donc, 10 minutes avant la naissance, une pediatre et son assistante
sont apparues discretement, sans faire de bruit, prete a recuperer notre
fille… la voila qui sort, donc, elle passe directement dans les bras
de la pediatre, qui l'emmene a l'autre bout de la piece, enfonce un
tube dans sa gorge, aspire a plusieurs reprises, bref, tout se fait
vite et sans bavures. Eve est bleue, mais prend vite des couleurs, surtout
apres la bonne friction a la serviette eponge. Nous constatons qu'elle
a de grands pieds, de grandes mains toutes fripees, une grande bouche,
bref tout y est, et deja elle ouvre les yeux. La pediatre nous la presente,
Thierry et moi prenons
des photos de l'evenement. Pendant ce temps, Severine est un peu
seule a l'autre bout de la piece, se faisant recoudre. Les soins d'Eve
commencent: on l'intube plusieurs fois, on lui depose un gel de vitamines
K (?) sur les yeux - ca n'a pas l'air tres agreable, et c'est tres laid.
Mais enfin. Tres vite, on lui colle une petite chemise en haut, une
petite chemise inversee comme pantalon (!!), et on l'enroule dans une
serviette. L'habillage s'acheve avec le petit bonnet rose sur la tete.
Des la naissance, on lui attache le bracelet avec son nom; l'infirmiere
nous met le meme au poignet, avec interdiction de l'enlever avant la
sortie d'Eve de l'hopital. De plus, on attache un bracelet antivol a
la cheville d'Eve, qui fait bip bip quand on s'approche des ascenseurs.
. . Severine peut finalement prendre sa fille dans ses bras; il n' y
a vraiment que la petite tete qui depasse, avec les yeux sombres grands
ouverts. Elle est calme pour l'instant. Le sentiment a la naissance?
Severine et moi sommes d'accord pour dire qu'il n'y a pas le flash,
la soudaine realisation que nous sommes parents, que c'est notre fille;
Le sentiment serait presque plutot un peu d'inquietude, nous voila avec
ce petit etre que nous ne connaissons pas vraiment, et c'est une sacree
responsabilite. Mais elle est jolie comme tout, elle a les yeux ouverts
et cela aussi est merveilleux. Le sentiment d'attachement vient toutefois
tres vite, et en m'endormant le soir, ma
derniere image est son petit visage eveille, avec le ridicule bonnet
rose de l'hopital.
Severine
est transportee dans une chambre, tout a fait comme celles que nous
connaissons. Juste, la vue sur la ville permet d'apprecier, au fond,
dans le brouillard, un petit bout de mer au pied du Parc Presidio. Nous
laissons Severine dans sa chambre, Eve dans sa nursery, apres cette
longue, eprouvante et exaltante journee. Les deux jours qui suivirent
se passerent tranquillement, avec les infirmieres alternativement adorables
ou inquietes de voir comment nous nous occupions du bebe: nous avons
droit aux demonstrations de langeage, mais chaque infirmiere le fait
differement, ce qui n'est pas tres pratique pour l'apprentissage. En
general, quand nous nous occupons de la mise en burrito, Eve finit dans
un paquet de serviettes mal fagote. Elle ne semble pas en etre genee.
Nous devons aussi montrer comment nous donnons le biberon. Comme elle
me demande comment nous comptions nourrir Eve, une infirmiere me fait
un petit speech rapide sur les bienfaits de l'allaitement. Je lui fais
comprendre que notre decision est prise, elle n'insiste pas. Je m'attendais
a une propagande beaucoup plus systematique, mais a l'exception de quelques
depliants et posters vantant l'interet du sein, les infirmieres sont
plutot cools sur le sujet. Lundi: Severine ne restera pas une nuit de
plus. Nous decidons donc de passer la prendre a midi. Elle nous attend,
toute habillee, personne ne jurerait qu'elle a accouche il y a deux
jours. Elle a toujours un peu de mal a marcher, mais c'est bien normal.
L'infirmiere nous accompagne jusqu'a la voiture, pour s'assurer que
le siege auto est conforme, correctement installe, dernieres recommendations
et nous voila parti a la maison.
Ma semaine
supplementaire a San Francisco commence merveilleusement, donc. Les
jours passent, avec un rythme bien doux: je peux travailler de la maison,
je m'interrompt regulierement pour donner le biberon, faire un bout
de somme avec Eve recroquevillee contre mon cou, petite boule douce.
Bien sur, nous sommes reveilles toutes les 3-4 heures, mais Martine
se leve jusqu'au biberon de 2 heures, voire plus, et je donne deux fois
le biberon de 6 heures, pour commencer ma journee de travail. Dans ces
conditions, le depart le lundi suivant est rude. Thierry est parti Dimanche,
l'appartement se vide d'un coup. Il fait un temps superbe a San Francisco,
et j'arrive a Denver sous la neige, qui tombe a gros flocons… heureusement
elle ne tient pas. Mais c'est completement deprimant. Mes collegues
ont eu la delicate attention d'imprimer les photos que je leur avais
envoye et ont redecore mon "cube" avec Eve. C'est tres sympathique,
mais de lever la tete me fait a chaque fois un petit pincement au coeur.
D'autant que je suis un peu en roue libre, attendant la date fatidique
(trois semaines plus tard), ayant peu de choses a faire sinon valider
ici ou la telle ou telle chose. Le jeudi arrive enfin, je pars le plus
vite possible, impatient de rentrer. Evidemment, mon avion a deux heures
de retard, je me precipite sur le vol suivant qui part dix minutes apres
l'horaire originel de mon vol, on me colle sur la liste d'attente, et
on appelle les passagers… je dois etre un des derniers a monter dans
l'avion. Le week end peut commencer!
Nous partons
en balade, allons voir le musee maritime et passons chez les Froissart
leur emprunter une couette. Antoine peut dormir a la maison, nous avons
toujours le matelas du proprio. Le diner est typiquement americain:
New York steak, mais on the cob (en epi), seul le dessert est bien francais,
fourni par notre boulangerie preferee. Le lendemain, nous partons a
la plage. Il fait toujours un temps magnifique, Jeanne est decapotee,
nous rabattons le pare soleil / pare vent du siege auto, et nous voila
parti pour Stinson beach. Il y a evidemment du vent, un peu frais, mais
le sable est bien chaud et le soleil tape dur. Nous nous allongeons
et c'est delicieux. Le pique-nique consiste en trois crabes, tout bien
prepare par le poissonnier du supermarche local… apres une petite sieste
au soleil (egal coup de soleil, malgre quelques protections - casquette
vissee sur le haut de l'occiput, etc), nous rentrons tranquillement
vers la ville, sur la superbe route qui longe la cote. Une journee merveilleuse.
Eve se laisse transportee sans probleme, elle dort evidemment pas mal,
meme si elle fait une colere par jour, et peut rester eveillee deux
ou trois heures de rang. Le petit bout de cordon ombilical est tombe
dans la semaine, et ce n'est pas plus mal: le truc avait pris la forme
de la pince de l'hopital, ce n'etait pas tres ragoutant. Elle a donc
pu prendre ses premiers bains, et elle aime ca. Si elle crie beaucoup
quand elle est toute nue, les fesses pointues a l'air, elle se calme
tout de suite des qu'on la plonge dans l'eau. La, elle tourne la tete
en tout sens, toujours tres attentive. Je lui ai donne le bain pour
la premiere fois dimanche.
Je me prepare
a prendre moi-meme l'avion le lendemain matin. Et comme on s'habitue
a tout, ce deuxieme depart est un peu moins difficile.